"Il est important que les femmes participent activement à la construction du monde de demain"

Sibylle Duhautois est historienne et chercheuse indépendante. Titulaire d’une thèse sur l'histoire de la prospective pendant la guerre froide, ses recherches doctorales portent sur l’histoire des études prospectives dans les organisations internationales. En octobre dernier elle nous faisait l’honneur de participer à l’événement "100 raisons d'aimer le futur" dédié aux femmes. Elle nous gratifiait d’un rare témoignage sur l'histoire de la prospective internationale ainsi que sur le rôle des femmes dans la création d'imaginaires alternatifs du futur. 

J’ai consacré mon doctorat à l’étude de la prospective. Je me suis en particulier intéressée à la période de la guerre froide, et j’ai montré comment le fait d’étudier l’avenir était alors une manière de formuler de nouveaux problèmes, de nouvelles idées et de nouveaux combats. J'ai ainsi pu observer qu'entre le début des années soixante et la fin des années quatre-vingt, un réseau informel d'universitaires, de militants et de fonctionnaires internationaux s'est efforcé de développer une expertise sur les outils susceptibles d’explorer les possibles futurs du monde. Ces travaux ont contribué à forger la notion de "problèmes mondiaux".   

Des études sur la paix aux études sur le futur du monde 

Les "futurologues" se sont intéressés aux grandes questions qui semblaient importantes pour l’avenir du monde. Dans les années 1970, leur discours insiste sur l’idée qu’aucune nation ou entreprise ne peut résoudre seule les problèmes les plus importants de l’avenir. Mettre sur la table ces questions de long terme devait alors contribuer à renforcer la coopération internationale.  

L’histoire de ces études prospectives internationales commence à l’orée des années soixante, sous l’impulsion de militants pacifistes et de la question du désarmement atomique. Des personnalités comme le Néerlandais Fred Polak, des institutions comme la Confédération internationale pour le désarmement et la paix, insistent, à l’époque, sur la nécessité de créer des images positives d’un avenir désarmé.  

Les scénarios qu’ils développent incluent une réflexion sur la manière dont les ressources libérées par le désarmement pourraient contribuer au développement des pays nouvellement décolonisés. Une fois ce lien entre paix et développement établi, certains militants pacifistes ont développé un intérêt plus large pour le futur, avec une approche plus systémique de celui-ci, dépassant la seule question du désarmement. Ils ont alors rejoint des réseaux de prospectivistes qui s’étaient attelés, dès les années 1960, à faire de l’exploration du futur une discipline scientifique à part entière mais dont l’approche était moins militante.  

Étudier les futurs du monde pour mieux bâtir un avenir commun 

Au cours des années 70, cet intérêt pour les futurs du monde conduit à une institutionnalisation de la futurologie à l’échelle internationale. L'UNESCO crée son premier programme de prospective au début des années 70. S’il s'arrête en 1974, la même année, un "Projet sur le futur" est créé à l'UNITAR, un institut international alors considéré comme le think tank des Nations Unies.  

L'idée selon laquelle l'avenir devait être étudié et discuté au niveau international a pris de l'ampleur, mais, progressivement, il est devenu clair que des visions contradictoires de cet avenir global coexistaient. La dimension normative de la prospective est mise en évidence :  créer des scénarios ou des modèles sur l'avenir est un moyen d'exprimer ses valeurs et ses préférences en vue de cet avenir commun.  

Les années 80 sont un moment de triomphe pour la futurologie internationale : les programmes de prospective se multiplient dans les organisations internationales. Mais les années 80 sont également marquées par la fin de l’ambition de créer un champ d’études unifié sur l’avenir du monde. De plus en plus de personnes conduisent des études prospectives en plus de leur activité régulière plutôt qu’ils ne cherchent à en faire une spécialité à part entière. Et très vite, les études régionales et thématiques viennent remplacer les projets de futurologie mondiale.  

Le futur se conjugue aussi au féminin 

Puisqu’il s’agit d’une édition dédiée au féminin, concentrons-nous maintenant sur le rôle joué par les femmes dans cette histoire des études prospectives internationales. Plusieurs femmes en ont, en effet, été des personnages clés. Ainsi, la première association pacifiste internationale à s'intéresser aux études prospectives est une association exclusivement féminine : la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté.  

Dès 1962, cette association organise des conférences au cours desquelles des militantes expliquent que construire les images positives d’un avenir désarmé constitue un meilleur moyen de convaincre l’opinion publique et les décideurs que d’attiser les craintes d’un avenir nucléaire. Une décennie plus tard, c’est une autre femme, Graciela Chichilnisky, qui a une profonde influence sur la direction que prend le projet sur le futur de l’UNITAR. Mathématicienne et économiste argentine, elle travaille à la création et à l’analyse de modèles globaux de gestion des ressources. Elle cherche à mettre en lumière la manière dont les pays du Sud peuvent se développer sans pour autant compromettre l’environnement global. 

Graciela Chichilnisky insiste en particulier sur la notion de "besoins fondamentaux" et la nécessité de donner la priorité à leur satisfaction plutôt que de maximiser le PIB global de chaque pays. Les femmes ont donc joué un rôle clé dans l’élaboration de la réflexion sur l’avenir du monde. Mais celles-ci ont aussi réfléchi plus spécifiquement à la place qui devrait leur être dévolue dans ce nouveau champ d’expertise. Elles se sont interrogées sur les ressorts d’un monde futur présentant un meilleur équilibre entre les hommes et les femmes.  

Renforcer la participation active des femmes à l’écriture d’un avenir commun 

À ce sujet, il est important de mentionner les travaux d'Elise Boulding. Cette sociologue américaine, qui a joué un rôle clé dans les mouvements pacifistes des années 1960, s’est retrouvée aux avant-postes des réseaux internationaux d’experts du futur. Dans les années 1970, Elise Boulding contribue aussi au lancement des premiers programmes d'études sur les femmes. Son travail insiste sur l'idée que, même si les femmes ne sont pas fondamentalement différentes des hommes, elles ont historiquement eu, et ont toujours, une expérience différente d'eux. Elles développent ainsi des compétences qui manquent souvent aux hommes, en particulier en matière de consolidation de la paix. En conséquence, Elise Boulding plaide pour une participation plus active des femmes dans le processus de construction du monde de demain.  

Comment l’articuler ? Selon la sociologue, en aménageant une période transitoire durant laquelle les femmes transmettraient leurs compétences aux hommes, et vice versa. L’objectif ? Que les hommes comme les femmes puissent recevoir une éducation intégrant le meilleur de l’expérience propre à chaque genre et travailler ensemble pour faire de la planète un endroit plus pacifique, plus respectueux de l’environnement et plus juste. Si le discours d'Elise Boulding met fortement l'accent sur la contribution des femmes à l'avenir, il est également féministe dans le sens où le monde futur que les femmes contribueraient à créer leur offrirait une meilleure place et de plus amples responsabilités, à l’égale de celles des hommes.  

Si Elise Boulding était encore parmi nous, elle serait probablement surprise et ravie de voir la composition de ce panel dédié au regard prospectif féminin.  

À la fois profondément ancré dans le passé et ouvert à l’exploration des diverses voies possibles, le futur continue d’être un réel objet de fascination aux yeux de l’historienne que je suis. Étudier son histoire permet de comprendre qu’imaginer des scénarios positifs est une manière de contribuer à leur réalisation. Penser des futurs alternatifs, c’est aussi et déjà les rendre possibles.