24 juillet 2018
La Chine est aujourd’hui l’un des principaux concurrents des Etats-Unis dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA). Alors que le budget global des start-ups chinoises liées à l’IA est encore loin de celui des Etats-Unis, ses débouchés en Chine sont déjà impressionnants (en particulier dans le secteur de la fintech) et pourraient même surpasser ceux de tous les autres pays du globe.
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Dans le monde de la technologie, l’équilibre des pouvoirs est en pleine mutation. La Chine, après des années passées à observer avec envie l’Occident inventer les logiciels, puces et cartes-mères qui ont propulsé l’ère du numérique, est aujourd’hui un acteur majeur de l’intelligence artificielle, considérée par certains comme la technologie d’avenir la plus porteuse.
L’intelligence artificielle fait référence à tout un éventail de techniques liées aux sciences informatiques et qui permettent aux systèmes d’effectuer des tâches relevant en principe de l’intelligence humaine (perception visuelle, reconnaissance vocale, prise de décision et traduction linguistique, entre autres). Le machine learning (technologie d’apprentissage automatique) et le deep learning (apprentissage approfondi) sont des branches de l’IA qui, à l’aide d’algorithmes et de puissantes analyses de données, rendent les ordinateurs capables d’apprendre et de s’adapter à leur environnement de façon autonome.
Le marché chinois de l’IA, qui représentait 173 millions de dollars en 2015, devrait atteindre 1,3 milliard d’ici 2020, selon iResearch. En 2015, environ 203 millions de dollars de capitaux ont été injectés par la Chine dans le domaine de l’AI, soit une augmentation de 76% en une année (source).
1,3
Milliards de $
Marché estimé de l’IA en Chine
en 2020
203
Millions de $
Capital injecté dans l'IA
en 2015
En juillet 2017, le gouvernement central chinois a établi un programme pour devenir le chef de file de l’IA d’ici à 2030, en surpassant technologiquement ses rivaux et en développant une industrie domestique pesant presque 150 milliards de dollars (source). Pour le gouvernement, l’IA est le moteur qui propulsera la Chine au rang de leader économique mondial en 2030. Ce programme prévoit notamment que le gouvernement fournira d’immenses volumes de capitaux, un accompagnement sur le marché et un soutien politique pour appuyer le développement de l’IA, s’attachant également à renforcer les liens entre entreprises privées, instituts de recherches et secteur militaire afin d’encourager la mutualisation de leurs moyens.
D’après les instructions du gouvernement central, un grand nombre de gouvernements locaux ont établi des programmes spéciaux, levé des fonds et créé des centres de recherches spécifiques consacrés à l’IA. Tous ces gouvernements montrent déjà l’exemple en utilisant l’IA dans les services publics (sécurité sociale, éducation, sécurité intérieure, entre autres).
Pays le plus peuplé du monde, la Chine compte 1,4 milliard d’habitants, dont 700 millions communiquent, via Internet, dans la même langue. De ce fait, la Chine peut dégager deux facteurs essentiels de production
de grande ampleur en poursuivant le développement de l’IA: les données, et les talents. La Chine génère environ 13 % des données disponibles deans le monde – matière première du développement de l’IA. Ce pourcentage atteindra probablement 20 à 25 % en 2020, surpassant ainsi les Etats-Unis. Pour ce qui est des talents, la Chine, grâce à sa démographie et à la rigueur de l’enseignement des mathématiques dans ses programmes nationaux d’éducation, produit des chercheurs en machine learning et deep learning pour combler l’écart aussi bien en Chine qu’à l’étranger: l’entreprise Google Cloud Machine Learning est codirigée par deux scientifiques chinois de renom, Jia Li et Fei-Fei Li. La Chine bénéficie également du retour sur le territoire de nombreux scientifiques et managers américains talentueux, d’origine chinoise, travaillant dans l’IA.
L’IA est de plus en plus connectée aux principaux aspects de la vie quotidienne chinoise, notamment à travers les modes de penser et d’agir de la population. Dans le domaine des médias, Xiaodu, robot utilisant l’IA de Baidu, Baidu Brain, est entré en compétition avec des candidats humains à la télévision, dans le domaine de la reconnaissance d’images. L’équipe de Baidu a choisi de tester Xiaodu dans un secteur où les ordinateurs sont particulièrement peu performants, la reconnaissance visuelle et vocale, en le confrontant aux esprits les plus brillants de Chine lors de l’émission télévisée hebdomadaire The Brain
, qui connaît un grand succès dans tout le pays: l’émission est classée numéro un dans son créneau en termes d’audimat.
Alors que les entreprises implantées aux Etats-Unis, comme Google, Facebook et Microsoft, paraissent toujours régner sur le secteur de l’intelligence artificielle, leurs pendants chinois – Baidu, Tencent et Alibaba – sont en voie de rattraper leur retard de façon accélérée, en surpassant même, parfois, leurs concurrents américains. Le marché domestique de l’Internet ayant mûri, les plus gros acteurs de Chine tendent à devenir les leaders en matière de technologie, plutôt que de simples imitateurs innovants.
Dès 2013, Baidu a mis en place un laboratoire de recherches internes, l’Institute of Deep Learning, témoin des ambitions extrêmement étendues de ce groupe qui dirige aujourd’hui plusieurs autres laboratoires, dont un avant-poste employant 200 personnes dans la Silicon Valley. L’entreprise compte, en tout, plus de 1800 chercheurs et ingénieurs travaillant sur l’IA - la voiture sans conducteur, entre autres projets robotiques, ainsi que de très nombreux services en ligne (source : Wired). C’est la technologie de deep learning qui fait déjà office de pilote, depuis le moteur de recherche Baidu jusqu’aux services de reconnaissance visuelle et vocale que propose l’entreprise.
En mai 2017, Tencent a mis en place à Seattle un laboratoire consacré à l’IA, et une très sérieuse équipe de recherche est en train d’être constituée en Chine. L’entreprise utilise déjà le machine learning dans les produits qu’elle élabore, en particulier la personnalisation de l’accès aux informations et aux recherches. A l’heure qu’il est, ce laboratoire regroupe environ 50 scientifiques, chercheurs et experts de renommée mondiale qui travaillent sur différents domaines liés à l’IA (machine learning, reconnaissance visuelle et vocale, traitement du langage). L’énorme volume de données utilisées, provenant de plus de 980 millions d’utilisateurs, et ses avantages techniques constituent des atouts incomparables pour la brillante équipe IA de l’entreprise.
La plateforme d’Alibaba, l’un des géants du commerce en ligne, ne se contente pas d’utiliser les chatbots, la reconnaissance visuelle et les recommandations issues du machine learning ; la croissance de sa filiale Ant Financial est en train d’être remodelée par l’équipe IA de l’entreprise. Yuan (Alan) Qi, vice-président et scientifique en charge du data chez Ant, affirme que l’intelligence artificielle est utilisée chez nous à presque tous les étages (…), nous nous en servons pour optimiser nos projets et générer de nouveaux produits
. Les exemples ne manquent pas. Depuis peu, Ant Financial propose aux experts de l’assurance automobile d’accéder gratuitement à son système de reconnaissance d’images, ce qui leur permet d’évaluer un sinistre en six secondes seulement, grâce aux algorithmes.
Dès 2013, Baidu a mis en place un laboratoire de recherches internes, l’Institute of Deep Learning, où plus de 1800 chercheurs et ingénieurs travaillent sur l’IA.
Pékin soutient financièrement sa percée dans le monde de l’intelligence artificielle. Après avoir dépensé des milliards de dollars pour des programmes de recherche, la Chine prépare un nouveau plan d’investissement de plusieurs milliards pour financer des projets moonshot, des start-ups et des recherches universitaires, afin d’améliorer les capacités du pays dans le domaine de l’IA.
Au niveau national, le gouvernement chinois a publié en 2016 une directive soutenant le développement de l’IA sur trois ans, grâce entre autres au financement des capitaux et à la protection de la propriété intellectuelle. La même année, il a approuvé pour quinze ans le China Brain Project, un programme de recherches sur les bases neurales de la fonction cognitive, avec pour objectifs supplémentaires d’améliorer le diagnostic et la prévention des maladies cérébrales, et de piloter des projets autour de la technologie de l’information et de l’intelligence artificielle inspirés du cerveau humain. Le gouvernement central chinois a, par ailleurs, mis en place le China’s AI Lab en mars 2017, dans le but de renforcer les compétences globales du pays dans le secteur de l’IA: en partenariat avec des universités chinoises prestigieuses, c’est Baidu qui est aux commandes de ce laboratoire chargé de recherches dans divers domaines (reconnaissance visuelle et vocale basée sur le machine learning, nouveaux modes d’interraction entre l’homme et la machine, et deep learning).
China Brain Project expliqué en 2016 par le Prof. Mu Ming Poo:
Outre les initiatives gouvernementales, de nombreuses villes et régions investissent dans le développement de la robotique plusieurs milliards de dollars, dont une partie est destinée à la recherche sur l’intelligence artificielle. La discrète ville de Xiangtan, dans la province chinoise du Huan, a prévu d’y consacrer 2 milliards. Ailleurs, on a choisi de soutenir de façon directe l’industrie de l’IA. A Suzhou, les plus grosses entreprises de ce secteur peuvent être subventionnées à hauteur d’environ 800 000 dollars pour s’installer localement; en Chine du sud, Shenzhen propose une subvention d’un million de dollars à tout projet relatif à l’IA s’implantant dans la région.
A mesure que les algorithmes du machine learning se banalisent, l’accès à d’énormes volumes de données devient l’atout numéro un du pays. Les utilisateurs chinois ont des conceptions et des attentes différentes concernant la confidentialité et la liberté de fournir des informations personnelles pour plus de commodité. D’ici à 2020, la Chine surpassera les USA en matière de quantité de données digitales; sa participation à l’univers digital global passera de 364 exaoctets en 2012 à 8,6 zettaoctets en 2020, tandis que celle des USA ne passera que de 898 exaoctets à 6,6 zettaoctets (source).
Les chercheurs chinois sont déjà confirmés dans le domaine de l’IA. En 2015, 43 % des meilleurs articles universitaires relatifs à l’IA ont été publiés grâce à un ou plusieurs chercheurs chinois, quel que soit l’endroit du monde où les études ont été initialement menées (source). Depuis très longtemps, l’importance accordée par la Chine à l’enseignement des mathématiques est capitale, et a déjà donné naissance à un grand nombre de spécialistes du data à l’échelle nationale. En outre, de plus en plus d’informaticiens chinois formés et diplômés aux USA ont tendance à revenir dans leur pays natal.
KPMG a établi que les investissements en capital-risque ont atteint en Chine un niveau record en 2016, malgré un ralentissement mondial. Egidio Zarrella, associé Clientèle et Innovation chez KPMG-Chine, déclare que les sommes investies, en Asie, dans l’intelligence artificielle, augmentent de jour en jour. La Chine incite également les gouvernements provinciaux à racheter des entreprises et à investir dans des start-ups: les régions chinoises disposent de 445 milliards de dollars à injecter dans le capital-risque (source). A l’inverse, les investisseurs chinois choisissent massivement les start-ups américaines spécialisées dans l’IA: au cours des six dernières années, ils ont contribué à en financer 51, contribuant ainsi aux 700 millions collectés, selon un rapport récent du Pentagone.
Alors que les entreprises américaines sont encore à l’origine de la plupart des recherches les plus révolutionnaires dans les secteurs de l’intelligence artificielle, les firmes chinoises ont recours à un grand pragmatisme afin de transformer les travaux génériques en applications axées sur la valeur, afin d’améliorer leur rendement, comme dans les cas d’Alibaba et de Tencent. Alibaba, par exemple, a appris à utiliser l’IA pour fournir à l’utilisateur des services personnalisés en fonction de ses comportements d’achat et de ses centres d’intérêt. De son côté, Tencent étudie l’IA à travers trois aspects principaux étroitement liés à son activité principale: le contenu, la fonction sociale et le jeu.
En règle générale, les percées effectuées par la Chine dans l’univers de l’IA échappent aux radars des médias occidentaux traditionnels, qui les évoquent rarement. Il est vrai que la langue constitue un obstacle important à la compréhension des avancées technologiques chinoises dans le monde entier.
Dans le domaine de la fintech, les secteurs privé et public chinois s’appuient sur les progrès rapides de l’IA et sur la disponibilité des données pour développer des applications uniques destinées aux utilisateurs individuels comme aux entreprises.
En juin 2017, Ant Financial a lancé un système de reconnaissance d’images piloté par l’IA afin d’automatiser l’investigation des réclamations dans le domaine de l’assurance automobile. Selon cette entreprise, environ 60 % des 45 millions de réclamations déposées en Chine chaque année par des détenteurs d’automobiles privées sont liées à des dommages extérieurs. Il n’a fallu que 6 secondes à l’algorithme élaboré par Ant Financial pour évaluer les dommages dans 12 cas différents, alors que les expertises humaines nécessitent plus de 6 minutes pour examiner les mêmes dossiers.
La start-up chinoise SenseTime, spécialisée dans l’IA, ainsi que le leader mondial du secteur, Unicorn, après avoir levé des fonds à hauteur de 410 millions de dollars cette année, proposent aux assureurs une offre similaire depuis octobre 2017.
ZhongAn utilise la reconnaissance biométrique pour faire jouer l’assurance accident de manière automatique, avec plus d’efficacité que le processus traditionnel d’enregistrement d’identité et de mise en application assurance / réclamation. Lors d’un marathon, une fois que le visage de l’assuré est reconnu conforme à la photo d’identité contenue dans son dossier, ZhongAn active immédiatement son assurance-accident afin de le couvrir pendant la course; la reconnaissance biométrique dispense de toute procédure et évite que les coureurs officiels soient remplacés par d’autres personnes souhaitant bénéficier frauduleusement d’une assurance. Cette technologie a déjà permis d’identifier les coureurs lors de quatre marathons, réduisant de 40 % les coûts liés à la main-d’oeuvre.
Pour constituer le dossier du client, un simple selfie remplace de lourdes tâches administratives: l’employé de Ping An a simplement besoin de se photographier en compagnie du client pour pouvoir effectuer l’authentification de façon automatique. Puis, en utilisant le traitement du langage naturel (la reconnaissance vocale), l’employé pose quelques questions préétablies; selon la façon dont le client y répond, le script sera modifié et le système indiquera quelles questions restent à poser. En 5 minutes au lieu de 45 minutes, le client obtient les termes de son contrat et peut le signer en touchant l’écran de son téléphone.
ZhongAn utilise le deep learning et le machine learning pour optimiser ses analyses de big data, créant un impact significatif sur: la tarification de l’assurance en temps réel, l’analyse et l’évaluation du crédit, l’analyse comportementale du client, la précision du marketing et la personnalisation des produits et des services.
Pour son assurance contre les retards de vols (FDCI), ZhongAn utilise par exemple sa plateforme de big data pour rassembler plusieurs ensembles de données : la dynamique de vol de la compagnie aérienne, l’identification des passagers destinée à la réglementation aérienne, les données météo permettant d’estimer la durée du vol. Grâce à l’IA, les clients peuvent souscrire cette assurance jusqu’à 15 minutes avant le décollage.
PingAn a créé sa grande plateforme de données PingAn Brain
en 2015. Elle utilise l’exploration de données, le machine-learnig et le deep-learning dans l’analyse des données structurées et non structurées (historique de sa clientèle, données Internet, transactions financières et datas de dizaines de millions d’entreprises) afin d’aider l’entreprise à de nombreux niveaux: historique client, gestion des risques, prévention et détection des réclamations frauduleuses, automatisation de la gestion des réclamations et gestion de la santé. En un an, son modèle de machine-learning a fait économiser à PingAn 302 millions de dollars (2 milliards de RMB) en repérant les réclamations frauduleuses, avec 78 % de précision dans la détection des fraudes (contre 21 % l’année précédente).
Le PICC, le plus grand assureur immobilier de Chine, applique l’algorithme de machine-learning de la start-up chinoise 4Paradigm pour identifier les réclamations frauduleuses. Contrairement à d’autres systèmes qui se contentent de stocker et d’analyser les données de réclamations de façon non structurée, 4Paradigm, en plus d’identifier les réclamations suspectes, améliore constamment l’exactitude de cette identification : en analysant des pétaoctets de données, il affine sa capacité à mettre en évidence les plus subtils indicateurs de fraude.
Il ne fait plus aucun doute que l’IA a déjà transfiguré l’industrie de la finance chinoise grâce à son grand nombre d’applications dans le pays. Même si l’écart existe encore entre les dépenses liées à la recherche et au développement en Chine et dans le reste du monde, la Chine pourrait bien être en train de devenir la véritable locomotive
de l’intelligence artificielle.