26 juillet 2017

Comment un cargo échoué a contaminé le réseau d’eau d’une ville intelligente

Pour prévenir les risques de demain, il faut les imaginer. Dans cette série, nous confrontons trois experts à une crise imaginaire qui pourrait se produire dans 5 à 10 ans. Comment l’éviter ? Comment s’y préparer ? Réponses dans l’emerging risks room.

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Dubaï, 27 février 2022, 4h42. Sonnerie stridente. Encore endormie, Anuva cherche à tâtons son téléphone portable sur la table de chevet. Qui peut bien l’appeler à une heure pareille, en pleine nuit ? En voyant le nom s’afficher sur l’écran – celui du directeur de l’entreprise de gestion des données pour laquelle elle travaille – elle comprend qu’il est en train de se passer quelque chose.

« Khalid ?

- Anuva, je suis désolé de te déranger. Nous avons besoin de toi au bureau. Tout de suite. Un chauffeur t’attend en bas de l’immeuble. Je t’expliquerai quand tu seras sur place. »

A vive allure, la voiture quitte la zone résidentielle dans laquelle habite Anuva et se dirige vers le centre-ville. Quelques minutes plus tard, le véhicule s’arrête devant l’entrée principale du bâtiment. Khalid l’attend et lui fait signe de s’approcher. Il a les traits tirés.

Nous avons un gros problème. C’est un appel d’un hôpital local de la zone B qui nous a alerté. Six de leurs patients sont dans un état… complexe. Et ça empire d’heure en heure. Ils ont décelé des taux anormalement élevés d’agents chimiques dans leur sang. Ils font de nouveaux examens, mais ils pensent que cela pourrait provenir de l’eau potable.

L’eau… Il y a huit ans, Anuva, jeune diplômée de l’une des plus prestigieuses écoles d’ingénieur d’Inde, décollait de Delhi pour s’installer à Dubaï. Sa mission ? Participer à la gestion de toutes les données de plusieurs villes intelligentes (smart cities) de la région, et en particulier celles des usines de traitement de l’eau, sa spécialité. Car ici, où les températures maximales dépassent régulièrement les 50°C et où les ressources naturelles sont quasi-inexistantes, la question de l’eau n’est pas prise à la légère. Une gestion intelligente n’est pas une option : c’est une nécessité.

En quelques années, Anuva a permis de concrétiser la partie Big Data de plusieurs projets de smart cities. Elle a participé à la mise en place toute l’architecture technique indispensable au fonctionnement des villes intelligentes : installation et programmation de capteurs connectés qui permettent par exemple de suivre en temps réel la pollution de l’air et de l’eau ou le trafic routier, analyse automatique des données grâce à des algorithmes de machine learning, hiérarchisation et gestion des analytics et des alertes… Le tout, sans un seul dysfonctionnement. Jusqu’à aujourd’hui ?

La voix de Khalid la sort de sa torpeur :

Je pense que ce sont les deux cargos qui se sont percutés dans cette zone lors de la tempête de la semaine dernière. Celui qui s’est échoué transportait des métaux lourds, des produits chimiques et je ne sais quels autres polluants. Tu te souviens ?

Bien sûr qu’Anuva s’en souvient. Toute la nuit, elle était restée au bureau avec Khalid et d’autres membres de l’équipe, le nez collé aux données qui lui remontaient sur ses écrans d’ordinateurs, à l’affût d’une simple donnée suspecte qui aurait pu l’alerter. C’est elle qui avait réveillé le responsable du centre météorologique pour avoir connaissance de la direction et de la vitesse du vent dans les heures à venir, manière d’être certaine qu’aucune émanation toxique ne pourrait se disperser sur les zones habitées.

« Mais… Je ne comprends pas, j’avais pourtant mis à jour les données fournies par l’affréteur du cargo dans la base. Les algorithmes auraient dû détecter une anomalie.

– Il va falloir que l’on découvre d’où vient le dysfonctionnement. Mais en attendant, que recommandes-tu de faire ? »

Anuva s’affaire sur son ordinateur, faisant défiler à toute vitesse des graphiques, diagrammes et autres listes de chiffres.

« – Tu m’entends Anuva ?

– Il n’y a rien, absolument rien ! Aucune erreur, rien.

– Alors ?

– Je crois qu’il n’y a pas d’alternative : il faut que nous inspections directement le système de gestion de l’eau de la zone. Si c’est l’eau qui est en cause, il faut savoir quel est précisément le problème et pourquoi nous ne l’avons pas dans le radar. Il faut que l’équipe Chimie effectue des tests sur place et que l’on prenne contact avec l’hôpital. Si la vie de personnes est en jeu, on ne peut pas faire autrement. »

Khalid accuse le coup. Anuva vient de confirmer ses pires craintes. Il s’éloigne, cherchant un numéro dans son répertoire téléphonique. Son esprit est déjà ailleurs. Comment va-t-il pouvoir annoncer cela au Président de l’Union régionale de l’Eau, seul habilité à couper le réseau de la zone B ?

Conséquences

<Pourquoi c'est possible>

L’avenir sera urbain : d’ici 2030, les deux tiers de la population mondiale vivront en effet dans des villes. En 1960, cela était le cas pour seulement 33,6% de la population mondiale, selon l’Organisation des nations unies. Soit une quasi multiplication par deux en à peine 70 ans.

66

%

Le pourcentage estimé d’habitants des zones urbaines à travers le monde en 2030

33.6

%

Le pourcentage d’urbains dans le monde en 1960

Sources : United Nations, World Urbanization Prospects

Dans le même temps, le renouvellement des ressources naturelles diminue fortement. Les ressources renouvelables d’eau douce intérieures par habitant, par exemple, s’effondrent, passant de 13 400 mètres cubes en 1962 à moins de 6 000 en 2014. Dans certains pays comme le Qatar, le chiffre évolue de 997 à… 26 mètres cubes par habitant sur la même période. Une gestion plus efficace, la multiplication d’alternatives, comme le dessalement ou le traitement des eaux usées, ou encore les avancées de la recherche, par exemple dans le domaine des nanotechnologies, sont donc indispensables.

En parallèle, les innovations technologiques liées aux smart cities ( villes intelligentes ) se multiplient, en particulier dans le domaine de l’Internet des objets. Capteurs connectés, analyse automatique des données (big data)… Autant d’innovations permettant une utilisation optimale des ressources, y compris dans la gestion de l’eau.

A mesure que ces modèles de gestion se développent, de nouveaux risques et menaces émergent ou se concrétisent. Celui d’un piratage massif, par exemple, avec une potentielle captation voire une altération des données. Pire encore : une possible prise de contrôle du système de gestion de l’eau est également envisageable. Ce scénario est très sérieusement étudié par le Département de la Sécurité intérieure des États-Unis.

800 000 litres

En 2000, en Australie, une personne a réussi à déverser 800 000 litres d’eaux usées à travers des parcs, des zones habitables ainsi que dans des rivières de Queensland grâce à des commandes radios et informatiques envoyées aux équipements de traitement de la ville. Avec des conséquences désastreuses pour la flore et la faune aquatique de la zone. L’homme bénéficiait d’informations de première main : il avait lui-même installé ces équipements lorsqu’il travaillait comme prestataire de la commune... Source : The Register

Les hypothèses de bugs informatiques à la chaîne ou d’une mauvaise programmation des logiciels ou capteurs sont également envisagées par les experts.

*Illustrations : Léonard Dupond

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