Gilles MoëcChef économiste du Groupe AXA et Responsable de la recherche chez AXA Investisseent Managers
22 novembre 2022
L’accroissement des inégalités, qui touchent aujourd’hui plus de 70 % de la population mondiale, représente une lourde menace pour la résilience de nos sociétés. Les grandes tendances économiques et les crises successives accentuent l’écart entre les riches et les pauvres. Si le secteur financier est souvent considéré comme l’un des principaux agents de cet écart, les institutions et les marchés financiers, tout comme les investisseurs, ont toutefois un rôle crucial à jouer pour soutenir une croissance inclusive.
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Cet article fait partie du rapport du Fonds AXA pour la Recherche
LE RAPPORT COMPLET (EN ANGLAIS)L’accroissement des inégalités est antérieur à la grande crise financière de 2008 : en effet, la disparité de la distribution des revenus dans les déciles supérieur et inférieur était déjà flagrante dans l’ensemble de l’OCDE au cours de la décennie précédente, malgré quelques exceptions notables comme la France. Cependant le ralentissement de la croissance tendancielle qui a suivi la crise a rendu ces inégalités plus criantes encore. Plus récemment, la hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires engendrée par la guerre en Ukraine a provoqué une vague d’inflation qui pénalise surtout, comme souvent, les ménages qui se trouvent au bas de l’échelle de distribution des revenus. Ces deux postes de dépenses – énergie et alimentation – absorbent en effet plus de la moitié du revenu total des 20 % des Européens les plus pauvres.
Du côté des gouvernements, leur capacité à court terme à atténuer les inégalités de revenus a été compromise par le ralentissement des recettes fiscales et la pression du marché sur des trajectoires d’endettement plus fragiles. De plus, certains outils utilisés pour soutenir la croissance économique au cours des quinze dernières années, nécessaires pour éviter une hausse catastrophique des taux de chômage, ont par inadvertance bénéficié à la population se trouvant au sommet de l’échelle de distribution des revenus : l’activisme des banques centrales, sous la forme d’achats directs de titres, a soutenu le prix des actifs financiers.
L’évolution de la société engendre d’autres formes d’inégalités, qui vont plus loin que la seule disparité croissante des revenus : inégalité des chances selon le sexe, l’orientation sexuelle ou encore l’origine sociale et ethnique. L’action gouvernementale pourrait y remédier, notamment par le biais d’une législation imposant la parité salariale, mais les instances juridiques n’ont pas toujours le pouvoir de traiter les formes les plus subtiles de discrimination, et les délais peuvent être longs entre l’émergence d’une question sociétale et son traitement politique.
L’investissement responsable, même s’il ne peut se substituer intégralement à la législation, peut contribuer à faire avancer les choses dans le bon sens. Fondamentalement, on pourrait définir l’inégalité comme une redistribution des bénéfices économiques et sociaux déterminée par l’identité plutôt que par les compétences et le travail individuels. Elle est à la source d’un immense gaspillage économique, et les entreprises qui continuent d’ignorer cette question seront forcément perdantes en termes de productivité et de flexibilité. L’équité est un principe fondamental de l’investissement responsable, moralement juste, mais également rentable d’un point de vue financier.
Gilles Moëc
Chef économiste du Groupe AXA et Responsable de la recherche chez AXA Investisseent Managers
Certains outils utilisés pour soutenir la croissance économique au cours des quinze dernières années, nécessaires pour éviter une hausse catastrophique des taux de chômage, ont par inadvertance bénéficié à la population se trouvant au sommet de l’échelle de distribution des revenus.
Un gestionnaire d’actifs se doit de combiner deux approches distinctes. L’approche offensive
consiste à éviter de s’exposer à des entreprises qui se trouveront en position délicate pendant la durée de l’investissement. Un bilan social médiocre est souvent un bon indicateur prospectif de ce genre de fragilité, et peut être à l’origine d’une politique d’exclusion générale de ce type d’entreprises – une politique que nous appliquons chez AXA Investment Managers. Dans l’approche offensive
, où les gestionnaires d’actifs cherchent à distinguer les investissements les plus prometteurs, les bilans sociaux ne sont qu’un critère de sélection parmi d’autres. En pratique, chez AXA IM, nous avons développé une gamme de produits financiers ciblant les entreprises les plus performantes sur certains critères sociaux.
Gilles Moëc
Chef économiste du Groupe AXA et Responsable de la recherche chez AXA Investisseent Managers
Au-delà de l’investissement responsable, les entreprises financières ont le pouvoir de renforcer la résilience sociétale en général. Des marchés financiers plus profonds, plus liquides et plus performants – et bien réglementés – sont les instruments essentiels d’une économie efficace, capable de venir en aide à ceux qui en ont besoin.
Dans quelle mesure cette approche peut-elle contribuer au bien-être collectif ? En orientant l’allocation de portefeuilles vers les entreprises les plus performantes, on fait diminuer le coût de leur capital, ce qui renforce automatiquement leurs potentialités de croissance. Une certaine masse critique
est bien sûr nécessaire pour modifier visiblement les coûts de financement relatifs ; c’est pourquoi l’action collective est indispensable – en France, AXA IM a été l’un des premiers à soutenir un rassemblement de gestionnaires d’actifs réclamant une meilleure représentation des femmes au sein des conseils d’administration des entreprises.
Il n’est pas question ici d’enjoliver la réalité. Chercher à atteindre des objectifs sociaux parfois intraduisibles par des données largement disponibles et harmonisées est une ambition qui soulève certaines questions quant aux résultats. L’investissement responsable d’un point de vue environnemental a progressivement convergé vers une métrique désormais reconnue dans ce domaine : l’intensité carbone. Face aux inégalités, on ne peut s’appuyer sur un unique ensemble de données. Les régulateurs peuvent cependant contribuer à établir des règles du jeu équitables. De même que la taxonomie verte
mise en œuvre au sein de l’UE est une boussole précieuse pour les investisseurs et pour les émetteurs, la taxonomie sociale est en voie de devenir le moteur de l’investissement dans ce secteur – même si le retard pris récemment pour mener à terme ce projet en dit long sur la complexité de cette question.
Le secteur financier peut néanmoins tirer parti des Objectifs de développement durable (ODD) établis par les Nations unies. Outre l’ODD 10 qui vise spécifiquement l’inégalité, plusieurs autres relèvent de la définition au sens large que nous avons esquissée plus haut : l’ODD 5 traite de l’égalité entre les sexes, tandis que l’ODD 8 promeut une croissance inclusive. Les fournisseurs de données ont actuellement la lourde tâche d’examiner les entreprises à travers ce prisme qui, bien qu’imparfait, soutiendra le développement d’une finance sociale
capable d’atteindre, avec le temps, la masse critique
précédemment évoquée.
Au-delà de l’investissement responsable, les entreprises financières ont le pouvoir de renforcer la résilience sociétale en général. Des marchés financiers plus profonds, plus liquides et plus performants – et bien réglementés – sont les instruments essentiels d’une économie efficace, capable de venir en aide à ceux qui en ont besoin. Non réglementée, la finance risque bien sûr d’amplifier les crises et de saper les bases de l’État-providence ; mais le rôle des investisseurs est d’évaluer au jour le jour la viabilité budgétaire à long terme des gouvernements, et donc leur capacité future à soutenir l’action sociale, contre la tentation des déficits galopants. Certes, il s’agit là d’un rôle plus discret, parfois impopulaire, mais véritablement essentiel à la bonne santé des marchés financiers.