Olivier Desbiey, AXA ForesightKirsty Leivers, AXA Global Head of Culture, Inclusion and Diversity
19 octobre 2022
Il ne fait aucun doute que la pandémie a accéléré les changements dans le monde du travail, en mettant l’accent sur la flexibilité et sur l’innovation technologique pour renforcer la résilience professionnelle dans un contexte de crise. Des retombées bénéfiques, mais réparties de façon inégalitaire, favorisant surtout les cadres. En corollaire, les entreprises sont actuellement confrontées au phénomène de la grande démission
. A quoi ressemblera l’avenir du monde du travail, et comment garantir l’inclusion dans ce nouveau modèle ?
7 minutes
Cet article fait partie du rapport du Fonds AXA pour la Recherche
LIRE LE RAPPORT COMPLET (EN ANGLAIS)Kirsty Leivers (KL) : La crise sanitaire a accéléré le changement de façon significative. La révolution numérique avait déjà introduit de nouveaux modes de fonctionnement et une certaine forme de travail à distance, mais très lentement, et en se heurtant sans cesse aux systèmes déjà en place. Le boom actuel du télétravail est une excellente chose, et prouve que nous sommes capables de nous adapter rapidement à de nouvelles façons de travailler. C’est aussi l’occasion de constater qu’une main-d’œuvre hybride est plus en plus en mesure de faire face aux chocs externes.
Olivier Desbiey (OD) : Je suis tout à fait d’accord. La crise a mis au jour de nouveaux modes de vie et de travail, du moins pour les cols blancs, qui ont été responsabilisés par la numérisation ou par l’hybridation de la plupart de leurs tâches. Depuis les confinements que nous avons presque tous subis en 2020, nous sommes nombreux à avoir de nouvelles attentes en termes de flexibilité, de reconnaissance et de signification de notre travail au sens large. C’était déjà le cas depuis un certain temps – David Graeber, par exemple, a inventé en 2018 le terme bullshit jobs
, désormais célèbre, pour souligner le caractère inutile et parfois même nocif de certains emplois. Selon moi, la pandémie n’a fait qu’accentuer le besoin de donner davantage de sens et de flexibilité à nos emplois. La meilleure preuve en est peut-être le phénomène de la grande démission
qui en a résulté.
KL : Tout d’abord, le travail à distance entraîne un risque de manque d’équilibre, en nous rendant incapables de nous détacher d’un environnement perpétuellement actif. Ensuite, il ne faut pas oublier la valeur sociale générée par le travail en présentiel
, grâce à l’existence d’une communauté professionnelle et grâce au sentiment d’appartenance qu’elle procure, une valeur que le travail à distance menace de nous faire oublier. Le management des équipes est également bouleversé, car nous devons apprendre à instaurer durablement une atmosphère de confiance au sein d’équipes désormais hybrides. Le plus difficile sera de trouver un juste équilibre entre la flexibilité et la communauté, tout en s’assurant que les avantages soient équitablement répartis au sein de l’ensemble du personnel.
OD : Absolument. A l’heure actuelle, les premiers bénéficiaires du changement sont ceux qui peuvent travailler à distance, ce qui exclut énormément de gens. La pandémie a remis au premier plan le débat sur l’inégalité professionnelle, et les confinements ont confirmé l’importance des personnes travaillant dans le secteur du care, des livreurs, des enseignants et des infirmiers, entre autres. Nous reprenons une réflexion sur la valeur sociale du travail et sur sa reconnaissance par la société. Des progrès ont d’ailleurs eu lieu, dans certaines professions, en matière de droits et de statut.
D’après la sociologue française Marie-Anne Dujarier, la pandémie a mis en évidence les trois dimensions qui caractérisent le travail. Jusque dans les années 1980, on avait coutume de considérer le travail comme : une activité (pénible), une production utile (créer quelque chose d’utile pour la société) et une conséquence (pouvoir vivre de ce travail). Aujourd’hui, ces trois dimensions ne vont plus ensemble. On constate désormais que de nombreuses activités sont inutiles, voire nocives (en particulier d’un point de vue environnemental), que des revenus élevés ne sont pas forcément corrélés à l’exercice d’une activité, et enfin qu’il y a de plus en plus de travailleurs pauvres. La crise, en exacerbant ces inégalités, a redéfini la valeur sociale du travail.
KL : Oui, et j’ajouterais que si cette inégalité est bien ancrée, elle constitue une énorme menace pour la résilience de la société.
OD : Il est intéressant de constater que, face à cette inégalité, les compagnies d’assurance agissent en concevant des polices sur mesure destinées aux actifs qui ne sont traditionnellement pas couverts par les assurances, comme les travailleurs de plateformes.
KL : Le changement n’intervient rapidement que lorsque quelque chose est cassé ; or, les événements récents ont véritablement brisé notre ancienne façon de travailler. La structure et le contrôle d’un lieu de travail sont des éléments difficiles à remplacer, et la pression est forte sur les individus pour qu’ils reconstruisent les bases d’une nouvelle façon de travailler – une redéfinition complète qui ne peut se faire en un jour, mais qui prend des années. Il est certain que nous avons définitivement tourné une page et qu’un changement doit advenir, mais seul le temps nous dira quelle en sera l’ampleur.
OD : Au-delà de notre façon de travailler et de la valorisation inégale des emplois, je pense que c’est la nature même des entreprises qui est remise en question : elles doivent désormais trouver un équilibre entre raison d’être et bénéfices, justifier leur rôle dans la société au-delà de leur modèle économique et tenter de réduire leurs impacts environnementaux et sociaux, y compris lorsqu’ils pèsent sur leurs employés, même si cela affecte leurs bénéfices. Jusqu’ici, les entreprises pouvaient prétendre être socialement responsables dès lors qu’elles avaient une déclaration de mission, alors qu’aujourd'hui les employés et les clients exigent des actions claires et davantage de transparence.
KL : J’ajouterais que la pandémie a encouragé une plus grande sensibilisation aux questions de diversité, de bien-être et de santé mentale, des sujets auxquels nous attacherons de plus en plus d’importance au cours des années à venir.
OD : On observe une certaine tension issue de ces nouveaux modèles. La montée en flèche des plateformes illustre la manière dont la technologie peut entrer en concurrence avec la main-d’œuvre plutôt que lui apporter un effet bénéfique. Une plateforme de livraison peut, par exemple, faire de sa technologie un principe organisationnel, en vue d’innover et d’améliorer ses services, au lieu de l’utiliser comme un outil destiné à ses employés. Ces derniers sont entièrement intégrés à la plateforme et génèrent, dans le cadre professionnel, des données concernant les itinéraires et les modalités de livraison. Ces données alimentent un algorithme, pour pouvoir remplacer, à terme, les livreurs par des véhicules autonomes. Ironiquement, la tâche des livreurs consiste à générer eux-mêmes des données qui rendront leurs emplois superflus… Par leurs excès, pourtant, ces modèles ont également encouragé le développement de plateformes davantage axées sur la fonction sociale et sur le bien-être des employés. Toujours dans le secteur de la livraison, on voit émerger de nouvelles formes d’organisation qui s’appuient sur des mécanismes coopératifs[1] destinés à résoudre le dilemme raison d’être / profit.
KL : La diversité est un élément essentiel de la résilience professionnelle et sociale. Le lieu de travail est une importante voie d’entrée de la diversité dans la société au sens large, car on peut l’y introduire de façon active. Aujourd’hui, quand on parle de diversité, on a souvent recours à des simplifications ou à des catégorisations assez larges afin d’ouvrir la discussion. C’est au fil des évolutions et des changements que nous nous rapprocherons de ce que je considère comme la véritable diversité.
L’évolution de la nature du travail nous oblige à rester ouverts à autant de profils et de talents que possible, notamment en recrutant et en retenant ceux qui étaient auparavant exclus, et en renforçant la résilience de la société. La notion de diversité sur le lieu de travail est un concept en évolution, qui peut recouvrir la diversité des compétences ou des origines, par exemple. Une entreprise peut être diversifiée sur le plan racial, mais ne regrouper que des collaborateurs issus du même milieu socio-économique ou éducatif. Il est plus difficile de parvenir à une véritable diversité des compétences et des idées, alors que c’est ce qui ferait réellement la différence dans les modes de pensée et de fonctionnement d’une entreprise. Il y a encore beaucoup de travail à faire sur ce plan.
KL : Enormément de choses intéressantes sont en train de se passer, et je vois ces progrès et ces changements d’un œil très positif. Il y aura des défis à relever pour trouver le bon équilibre et surmonter certaines tensions dans nos relations professionnelles, à un moment où la flexibilité se généralise. Mais nos discussions autour de la diversité sont aujourd’hui plus explicites, ce qui n’était pas le cas auparavant ; cela fait avancer les mentalités et favorise une plus grande diversité. C’est un changement nécessaire, qui va dans la bonne direction.
OD : Je suis moi aussi optimiste, car nous avons toujours été capables d’adapter nos modes de travail, notamment par rapport aux révolutions technologiques et industrielles. L'enjeu actuel est peut-être plus profond et consiste à intégrer les attentes en termes de progrès social et de développement durable, ce dont les jeunes générations semblent déjà avoir pris conscience. Pour la société en général, l’enjeu consiste plus largement à disposer d’une main-d’œuvre bien préparée, mieux formée et donc plus résiliente. Il ne fait aucun doute que les entreprises, et en particulier les plus grandes, qui ont fait du social la pierre angulaire de leur modèle, ont un rôle crucial à jouer à cet égard.