Gilles MoëcChef économiste du Groupe AXA et Responsable de la Recherche d’AXA IM
24 juin 2022
Au-delà de la tragédie qu’elle représente pour la population locale et de ses sombres ramifications géopolitiques, la guerre en Ukraine risque d’impacter significativement l’économie européenne, voire de compromettre sa reprise alors qu’elle commençait tout juste à se remettre de la pandémie.
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L’inflation a déjà connu un rebond en raison de la perturbation des chaînes d’approvisionnement ; c’est désormais l’augmentation des prix de l’énergie qui affecte le pouvoir d’achat des ménages, ce qui se traduit par une forte baisse du niveau de confiance des consommateurs et, dans certains pays, par une réduction effective de leurs dépenses.
Les gouvernements répondent à cette situation par une nouvelle relance budgétaire (supérieure à 1 % du PIB dans les quatre plus grands Etats membres de la zone euro), mais cette urgence de la croissance
risque de les inciter à retarder les décisions nécessaires, bien que transitoirement douloureuses, à la décarbonisation de nos économies. .
La leçon la plus évidente à tirer de la crise actuelle est la suivante : toute discussion concernant la meilleure voie à suivre en matière d’énergie doit tenir compte de la façon dont l’objectif non négociable du net-zéro
d’ici 2050 est associé avec la sécurité énergétique et la cohésion sociale.
Si les préoccupations liées à la sécurité énergétique prennent le dessus, les solutions provisoires - comme le remplacement du gaz russe par du gaz naturel liquéfié provenant des USA ou du Qatar – risquent de s’éterniser, et donc de retarder la décarbonisation de la production d’électricité si les opérateurs obtiennent des engagements à long terme de la part des gouvernements en échange de leurs efforts d’investissement.
Certaines de ces solutions provisoires sont rendues nécessaires par l’urgence des sanctions, mais elles doivent toutefois être soigneusement intégrées dans une stratégie plus étendue. Une réorientation plus large vers les énergies renouvelables est impérative – et pourrait nécessiter un élargissement de la capacité de financement du plan de relance européen Next Generation – mais cette crise remet également sur la table la question du nucléaire.
L’UE doit encore arrêter sa position sur cet aspect crucial de sa taxinomie. Mais dans la course actuelle au remplacement du pétrole et du gaz russes, il ne faut pas négliger l’un des éléments les moins connus de l’influent rapport publié l’an dernier par l’Agence internationale de l’énergie : le programme établi par l’AEI pour parvenir au net-zéro implique une augmentation de la part de l’énergie nucléaire.
La stratégie environnementale, sociale et de gouvernance (ESG) des investisseurs doit donc devenir plus granulaire encore en matière d’énergie, et se concentrer sur les modes de transition des combustibles fossiles qui tiennent compte des contraintes géopolitiques propres à chaque pays. Les investisseurs vont également devoir renforcer leur intérêt à l’égard à la fois du E
et du S
de l’ESG.
La question d’une transition juste
n’est pas inédite, mais elle est bien sûr remise au premier plan dans un contexte d’augmentation rapide des tarifs de l’énergie. Cela a toujours été le cas dans le cadre d’une transition réaliste vers le net-zéro, et c’est d’autant plus réel aujourd’hui que les consommateurs sont confrontés à des hausses à deux chiffres des prix de l’électricité. L’énergie ne représente pas le seul biais par lequel les retombées de la guerre en Ukraine nous obligent à confondre le E
et le S
. L’interruption de l’approvisionnement en céréales et en engrais provoque une hausse du prix des denrées alimentaires, avec des conséquences particulièrement flagrantes pour les pays en développement et pour les plus pauvres des pays développés.
La manière dont les entités émettrices vont prendre en compte la dimension sociale de la transition va être essentielle au cours des prochaines années, pour les entreprises mais aussi (et peut-être surtout) pour les Etats souverains.
L’évaluation ESG des Etats émetteurs n’en est qu’à ses balbutiements, faute d’une approche commune et suffisamment détaillée de la part du secteur de la finance, mais leur façon de gérer l’effet distributif des politiques de transition qu’ils mettent en œuvre sera un élément clé. Si nous ne nous partageons pas équitablement la tâche de rendre nos économies durables, on risque de voir s’étioler la reconnaissance par la population de l’urgence de la lutte contre le réchauffement climatique (qui dans certains pays est encore toute fraîche, voire fragile).
Le conflit ukrainien va également obliger les investisseurs à reconsidérer d’un point de vue ESG leur approche des cryptomonnaies. Jusqu’ici, c’est plutôt leur nocivité environnementale qui a été mise en avant, car leur extraction exige une quantité astronomique d’énergie. Mais la capacité de ces cryptomonnaies à échapper à toute forme de surveillance – et notamment aux sanctions internationales – devrait les remettre sur le devant de la scène.
Enfin, un autre élément plaide en faveur d’une plus grande granularité dans les stratégies ESG : la façon dont nous considérons les armes. L’exclusion totale des entreprises impliquées dans le secteur de la défense est une pratique courante chez de nombreux investisseurs ESG. Il n’y a bien sûr aucune bonne raison de cautionner le développement et à la production d’armes controversées – régies par des normes assez largement acceptées dans le secteur de la finance -, mais les entreprises dont l’objectif est de renforcer la capacité des pays à se défendre contre les agressions peuvent tout à fait ne pas être en contradiction avec une démarche d’investissement durable.
La guerre en Ukraine nous donnera probablement l’opportunité de mettre au point un ensemble de principes plus fermes encadrant la manière dont les droits de l’homme doivent participer de toute politique d’investissement.
Pour en savoir plus sur ce sujet, lire l’article de Gilles Moëc et Bertrand Badré, ancien directeur général de la Banque mondiale, PDG et fondateur de Blue like an Orange Sustainable Capital, sur le site de Project Syndicate.
La version française est une traduction de l’article original en anglais, à des fins informatives exclusivement. En cas de divergences, l’article original en anglais prévaudra.