Chris IggoPrésident d’AXA IM Investment Institute et CIO d’AXA IM Core
24 juin 2022
Depuis quelques années, on assiste à une corrélation croissante entre sécurité énergétique, robustesse des chaînes mondiales d’approvisionnement et changement climatique. Les tensions géopolitiques et environnementales ont contraint les entreprises à tenter de raccourcir les chaînes d’approvisionnement et réduire leur empreinte carbone, tandis que les gouvernements, pour leur part, sont fortement incités à intégrer la durabilité dans leurs investissements financiers et leurs cadres politiques.
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Après la montée des tensions commerciales entre les USA et la Chine en 2018, le choc mondial provoqué par le Covid-19 a fortement ébranlé la productivité, remettant en cause le principe de la mondialisation. Plus récemment, la guerre en Ukraine a remis au premier plan la question de la sécurité énergétique et alimentaire, et soulevé des interrogations sur la manière dont la situation géopolitique peut mettre en déroute le commerce mondial. Tous ces éléments sont à l’origine du climat d’incertitude qui règne aujourd’hui quant à l’inflation et à la croissance économique, à court et à moyen terme.
Les investisseurs seraient sans doute avisés de revoir leurs attentes, qui sont souvent fondées sur l’époque antérieure à 2018, caractérisée par une faible inflation, des taux d’intérêt bas, la mondialisation de la production et des marchés, ainsi que par des primes de risque rabaissées sur les marchés financiers.
Notre approche de l’investissement responsable repose sur un souci constant de la planète et de sa population, avec pour cadre de référence les objectifs de développement durable fixés par les Nations unies. À cet égard, nos décisions sont de plus en plus guidées par leurs impacts sur les domaines cruciaux que sont la lutte contre les inégalités et la pauvreté, le soutien à la paix et aux institutions qui la défendent, sans oublier le changement climatique, la fourniture d’énergie propre et la santé des océans.
L’actualité devrait nous faire prendre conscience que nous risquons d’échouer dans plusieurs de ces domaines. La paix et la sécurité en Europe de l’Est sont remises en question par la crise ukrainienne et les efforts visant à réduire nos émissions de CO2 sont relégués au second plan par la nécessité politique et économique de trouver une alternative au gaz et au pétrole russes. À court terme, cela risque d’augmenter notre recours aux combustibles fossiles, réduisant nos chances de maintenir l’augmentation de la température mondiale sous le seuil de 1,5 °C d’ici 2050.
Les revenus réels, en particulier pour les plus pauvres, vont être réduits par l’augmentation des tarifs de l’énergie, tandis que la hausse des taux d’intérêt, qui suit celle des taux d’inflation, pourrait avoir de graves conséquences sur la croissance économique et sur le marché de l’emploi. Il ne faut pas non plus négliger le risque d’une marche arrière politique sur le programme net-zéro
, à mesure que les voix populistes, dénonçant l’augmentation du coût de la vie, poussent à renforcer les investissements dans la production de combustibles fossiles.
Les perturbations provoquées par la crise ukrainienne sur l’économie mondiale se font principalement ressentir par le biais de l’approvisionnement et des prix de l’énergie, le dérèglement commercial potentiel concernant d’autres matières premières, mais aussi la confiance globale des entreprises, des consommateurs et des investisseurs.
Combinée à l’impact toujours vivace du Covid-19 (que l’on a constaté tout récemment en Chine, avec de nouveaux confinements au début du printemps), la crise ukrainienne devrait nous inciter à repenser la sécurité des chaînes d’approvisionnement, en termes de processus de fabrication mais également en termes de distribution. Les pénuries de main-d’œuvre dans les entreprises de transport sont de plus en plus fréquentes, perturbant l’import-export et l’acheminement des marchandises vers les consommateurs. Les pénuries de matériaux affectent le domaine du bâtiment, tandis que les délais de livraison s’allongent pour de nombreux biens durables. Les pays qui dépendent du pétrole et du gaz russes sont exposés à de nouvelles hausses des prix et à de grandes difficultés d’approvisionnement. Le scénario le plus pessimiste laisse entrevoir le risque d’une grave crise économique et sociale.
Les enjeux concernent à la fois le court et le long terme. À court terme, il s’agit des répercussions qu’aura l’augmentation des prix sur la trajectoire de l’inflation dans les économies développées et émergentes, et sur la hausse permanente des prévisions d’inflation qu’elle risque de susciter. Le danger est réel, compte tenu du comportement.
L’inflation de base est plus haute et la croissance des salaires a réagi à la fois à l’augmentation des coûts et au resserrement du marché du travail. C’est le plus grand challenge auquel doivent faire face les investisseurs en titres à revenu fixe depuis de nombreuses années. Une inflation élevée entraîne des rendements réels négatifs pour les obligations, tant en termes de revenus (les rendements sont inférieurs à l’inflation) qu’en termes d’ajustement du capital, car les taux d’intérêt sont à la hausse. En outre, l’inflation a tendance à rogner la valeur réelle des portefeuilles obligataires nominaux.
De l’avis général, les pressions inflationnistes devraient s’atténuer au cours de l’année prochaine, et les montants actuels des taux d’intérêt à terme devraient devenir compatibles avec le comportement des banques centrales vis-à-vis des taux d’intérêt directeurs. En bref, le resserrement monétaire devrait intervenir essentiellement au cours des 12 à 18 prochains mois, avant une baisse attendue de l’inflation et des taux d’intérêt.
Les investisseurs obligataires peuvent être confrontés à d’autres risques, le premier étant que l’inflation soit mal évaluée et reste plus élevée à moyen terme que ce qu’indiquent les prévisions actuelles. Les marchés d’inflation à terme suggèrent en effet des taux d’inflation moyens plus hauts que ceux que l’on observait avant la pandémie, mais ils ne sont que légèrement supérieurs aux fourchettes cibles des banques centrales.
L’adaptation à de nouvelles chaînes d’approvisionnement, à la délocalisation et à l’augmentation des coûts du transport pourrait entraîner une augmentation générale de l’inflation ainsi qu’une hausse des taux d’équilibre, ce qui pourrait pousser les rendements obligataires au-delà de ce qui est actuellement fixé sur les marchés à terme. L’incertitude quant au niveau d’inflation devrait provoquer une hausse des primes de terme sur les taux d’intérêt. Compte tenu du niveau actuel d’endettement des ménages, des entreprises et des gouvernements, l’augmentation des coûts de financement pourrait induire des problèmes de crédit et une plus grande dispersion des actifs basés sur le crédit.
A l’heure actuelle, il est difficile de savoir comment va évoluer la crise ukrainienne. Son impact sur les revenus réels, qui vient s’ajouter aux prix déjà élevés de l’énergie, est flagrant dans les économies développées et émergentes. Localement, cette situation est en partie absorbée par des mesures de relance budgétaire, mais cela a un coût. Les prévisions de croissance économique ont été revues à la baisse, ce qui devrait, toutes choses égales par ailleurs, faire augmenter les primes de risque sur le marché du crédit et des actions. Les marchés d’actions ont quelque peu déraillé au cours de l’année dernière – phénomène typique du début d’un cycle de resserrement monétaire – mais l’on peut s’attendre à ce que les bénéfices, eux, continuent d’augmenter.
Le risque majeur, en termes de performance des actions, réside dans l’impact sur les bénéfices de entreprises ou dans une prévision plus pessimiste encore concernant la croissance économique. La menace d’une récession américaine au cours des deux prochaines années, provoquée essentiellement par la réaction de la Réserve fédérale face à une inflation en hausse, doit être prise au sérieux. Face à cette inflation élevée, des mesures devront être prises pour cibler la demande. L’augmentation des prix de l’énergie risque elle aussi de provoquer une deuxième vague d’inflation, et la hausse des taux sera peut-être susceptible de briser le cycle de l’inflation, remettant en cause les perspectives de croissance. Les prévisions concernant les obligations et les actions vont donc être amenées à diverger à un moment donné.
Les thématiques de la sécurité et de la durabilité, qui font partie d’une vision à plus long terme, devraient rester d’actualité au-delà du cycle actuel de resserrement monétaire. Il ne s’agit pas ici de spéculer sur les implications géopolitiques mondiales, mais il existe des arguments évidents en faveur d’une plus grande sécurité énergétique, pour les nations comme pour les entreprises.
Cela signifie bien entendu qu’il faut accélérer la transition vers des énergies alternatives, pour des raisons à la fois politico-économiques et environnementales. La baisse du coût de ces énergies par rapport aux hydrocarbures, permise par les nouvelles technologies, illustre de façon claire la logique économique accompagnant cette transition. Mais tout repose évidemment sur l’ampleur du changement ; atteindre la masse critique nécessitera beaucoup plus d’investissements.
Bien menée, la transition énergétique nous promet un Pays de Cocagne : production d’énergie décentralisée, réduction drastique de la dépendance aux hydrocarbures, énergie moins chère et moins soumise aux fluctuations géopolitiques. Grâce à leur situation géographiques, certaines régions pourraient devenir des fournisseurs majeurs d’énergie solaire et éolienne peu onéreuse, alimentant d’autres sources d’énergies intermédiaires, comme l’hydrogène.
Le potentiel de transformation économique est évident. Lorsque les pays traditionnellement dépendants des hydrocarbures auront mieux compris les signes avant-coureurs, ils accéléreront la transition afin de maintenir leur compétitivité économique. La Russie pourrait-elle se comporter comme elle le fait si la transition énergétique était déjà plus avancée ? Ce qui est certain, c’est que l’impact du conflit ukrainien sur l’économie mondiale serait de moins grande ampleur.
Nous soutenons depuis longtemps les opportunités d’investissement offertes par la transition énergétique. Il est encore plus important aujourd’hui, dans la continuité des récentes études sur le changement climatique, d’inciter les investisseurs à s’engager davantage dans la réduction des émissions de carbone, ce qui devrait profiter aux entreprises axées sur les technologies de décarbonisation et l’efficacité énergétique. C’est tout un univers d’actifs verts qui s’ouvre désormais au secteur de l’investissement.
Les pays capables d’accélérer la transition vers une économie moins dépendante des hydrocarbures vont connaître une moindre inflation des prix de l’énergie, ce qui représente un bénéfice certain pour les ménages comme pour les entreprises. Les événements récents ont malheureusement pointé du doigt les Etats qui ont sous-investi dans les infrastructures énergétiques, ce qui nous ramène une fois encore au risque d’inflation. Que ce soit en raison de la hausse des prix du carbone ou de la capacité limitée du secteur énergétique traditionnel, la transition risque d’entraîner une augmentation des prix de l’énergie, avant que l’économie mondiale ne se mette à tirer profit d’un secteur énergétique plus durable à moyen terme.
La sécurité géopolitique pourrait bien devenir un enjeu important au cours des prochaines années. Les entreprises sont de plus en plus inquiètes à l’idée d’être dépendantes d’Etats ennemis
en termes de matériaux, de matières premières, de biens ou de compétences. Une problématique qu’illustrent bien, quoique différemment, le Brexit et la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine. Dans le cadre de l’évaluation des risques ESG, il sera de plus en plus crucial de bien comprendre le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement et leurs vulnérabilités, ainsi que leurs impacts sur les populations et sur la planète, pour faire les bons choix en matière d’investissement.
La situation géopolitique a généralement tendance à dévoiler les faiblesses de l’économie mondiale. L'énergie a souvent été un vecteur de perturbations dans le domaine économique, mais aussi dans ceux du commerce et des déplacements de populations. Minimiser les risques physiques pour les entreprises consiste à soutenir le développement constant de solutions numériques et d’automatisation au sein des chaînes de valeur. Si la crise ukrainienne a contribué à renforcer l’alliance politique occidentale et les économies sociales-démocrates libérales, elle a aussi mis en lumière certaines faiblesses. Améliorer l’équité et la résilience dans les domaines de la santé, l’énergie, l’alimentation et la protection physique sera l’une des priorités numéro un de la prochaine décennie.
Il est nécessaire, pour les investisseurs responsables, d’aller encore plus loin dans la compréhension des business models, des risques auxquels ils sont exposés et de leurs impacts. Ils doivent privilégier les opportunités d’investir dans des entreprises bien placées en termes d’objectif net-zéro, capables de gérer leurs chaînes d’approvisionnement de manière à être moins exposées aux perturbations et valorisant la création d’emplois équitables, flexibles, correctement rémunérés. Mais il ne faut pas négliger les leçons à tirer des récents événements : éviter de s’exposer à des actifs dans des pays qui ne respectent pas les normes internationales en matière de droits de l’homme, de diplomatie et d’environnement.
La version française est une traduction de l’article original en anglais, à des fins informatives exclusivement. En cas de divergences, l’article original en anglais prévaudra.